PRIS AU PIEGE
Noé, avant de savoir parler, aimait s'asseoir dans une belle posture de lotus, face au coucher du soleil, devant la maison, là où la vue est si belle, là où l'espace est vaste, où aucune limite ne pouvait l'emprisonner. Il parlait avec des sons mélodieux, accompagnés de mouvements qu'il faisait avec ses bras, tel un orateur. Il parlait au ciel, dans un langage que seul lui comprenait.
"Français-Rédaction: Noé a passé deux heures à ne rien faire prétextant ne pas avoir d'idées! Le règlement intérieur précise bien que les élèves doivent faire le travail demandé par les professeurs! Attention, des sanctions vont venir si Noé persiste dans cette attitude! Signé M. B. professeur de français au collège GB."
Première semaine d'école. Les élèves entrent. Le professeur leur demande d'écrire une rédaction, ils n'en ont jamais fait auparavant. Le sujet qu'il a longuement réfléchi et préparé pour habitude de donner à chaque début d'année scolaire "racontez votre rentrée, vos peurs et vos espérances pour cette première journée". Noé a réfléchi. Il s'est dit qu'il n'avait pas eu de telles sensations, ni peurs ni espérances. Il le signale au professeur. "Tu naka en inventer" dit-il avant de se remettre sur son ordinateur. Noé est doué à l'école, mais là, il a bloqué. Il sait très bien fuir la réalité dès qu'elle ne lui convient pas en s'évadant dans ses rêves, même en l'absence des paysages. Il les a si bien intégrés qu'il n'a plus besoin de les avoir sous les yeux. Il n'a rien écrit, le professeur n'a rien vu. Pire, il n'a pas aidé son élève, ni cherché à comprendre. Monsieur B sanctionnera peut-être, mais pour moi, Monsieur B n'a pas fait son travail d'enseignant qui consiste, entre autres, à donner des outils. Combien de fois me suis-je trouvée devant des élèves qui n'osaient plus dessiner, qui ne trouvaient plus le chemin pour faire le premier trait, la première tache. Il suffisait de peu de mots pour les brancher à cette source qu'ils connaissaient forcément. Leur donner l'envie, les connecter avec ce qu'ils sentaient et l'encre coulait les plumes ou les pinceaux se déliaient. Donner un coup de pouce, surtout lorsque l'élève est encore un enfant. Mais est-ce vraiment le souhait des enseignants aujourd'hui? La réussite pour le plus grand nombre? Transmettre plutôt qu'ordonner et sanctionner? Pour ma part, je faisais confiance à mes élèves, je savais que, lorsqu'ils ne travaillaient pas, ce n'était pas forcément de la mauvaise volonté. Ce soir, j'ai rendez-vous avec Mme la Principale. Je sens que ça va chauffer!