Peau d'âme
Ma mère m'a transmis des connaissances, m'a appris à tricoter, m'a emmené découvrir le monde par les balades dans les parcs de la ville que nous habitions, des sorties en montagne aussi, appris à lire, offert des poupées, me laissait cuisiner avec elle. Des activités en somme. Un savoir-faire qui permet peut-être aussi une entrée en soi... Toutefois, sur le plan de l'âme, je crois bien que je me suis construite toute seule, en observant beaucoup, en lisant des histoires, des contes, puis plus tard des livres. Je ne crois pas avoir connu des amitiés d'enfance. Des copines bien sûr, mais une amie, non. Puis il y a eu cette professeur de français, j'avais déjà 17 ans. Elle m'a accompagné, sans le savoir certainement, dans un bout de ce chemin vers plus de "moi", le retour "chez soi". Celui de la connaissance intuitive, celui que l'on cherche désespérément après l'enfance et que l'on retrouve par bribes, celui d'une nature plus sauvage...Il y a eu ce livre, écrit en anglais, qu'une femme m'avait offert il y a 20 ans "Daughters of Copper Woman" de Anne Cameron. Cet ouvrage n'a jamais été traduit malheureusement. Il s'agit de récits parlant de l'origine et de légendes d'une société matriarcale indienne, du côté de Vancouver. Je l'ai lu sans m'arrêter, je m'abreuvais et à la fin, une part encore inconnue de moi avait été touchée. Je n'ai jamais pu mettre de mots clairs sur cela mais je me souviens avoir pleuré pendant quatre jours, comme une nostalgie immense, celle de ne pas avoir été initiée dans cette connaissance matrilénaire, cette douleur de s'être construite dans la solitude. Je me souviens de mon premier jour des règles, je rentrais à la maison et je voulais l'annoncer, bien sûr. La réponse fut nette: tu n'es pas la première à qui "ça" arrive... Le ton était donné. C'est d'ailleurs à partir de là que la complicité entre ma mère et moi s'est éteinte, petit à petit.
J'ai découvert il y a quelques années ce livre que beaucoup de femmes connaissent mais si ce n'est pas le cas, empressez-vous de le lire, de l'avoir toujours à portée de mains. Il s'agit de "Femmes qui courent avec les loups" de Clarissa Pinkola Estès. En voici un extrait, chapitre 9 "rentrer chez soi : retour à soi-même"
"Il y a le temps humain. Il y a le temps sauvage. Quand j'étais enfant, dans les forêts du Nord américain, je croyais qu'il y avait non pas quatre saisons, mais des dizaines: le temps des nuits d'orage, le temps des éclairs de chaleur, le temps des feux de joie dans les bois, le temps du sang sur la neige, le temps des arbres pris par le gel, le temps des arbres courbés sous le vent, des arbres pleurant de pluie, des arbres frissonnant sous le vent, la saison de la neige étincelante, la saison de la neige fumante, celle de la neige qui crisse, et même la saison de la neige sale, de la neige aux pierres affleurantes, car elle annonçait l'arrivée du printemps.
Ces saisons représentaient en quelque sorte des visiteuses de marque, des visiteuses sacrées, qui envoyaient chacune des signes annonciateurs : pommes de pins ouvertes ou fermées, odeur des feuilles pourrissantes ou de la pluie, bois des portes qui travaille, vitres couvertes de fils de givre, décorées de blancs pétales humides, constellées de l'or du pollen, piquées de sève collante. Et notre peau, elle-même, avait ses propres cycles : tannée, moite, hâlée, douce.
La psyché et l'âme des femmes ont aussi leurs cycles et leurs saisons : activité et solitude, mouvement et stase, quête et repos, implication et retrait, création et incubation, appartenance au monde et retour vers le lieu de l'âme. Dans l'enfance et à l'adolescence, la nature instinctive remarque ces phases et ces cycles.
Les enfants sont la nature sauvage. Sans qu'on ait besoin de le leur dire, ils se préparent à ces moments, vivent avec, et en gardent des recuerdos, des souvenirs : une feuille pourpre séchée dans un livre, un coquillage, une pierre, un bâton, un ruban, vestige de l'enterrement d'un oiseau. Ils se remémorent la paix du coeur, le sang fouetté et toutes sortes d'images.
Il y eut donc le temps où, une année après l'autre, nous vivions selon ces cycles et ces saisons et où ils vivaient en nous. Ils faisaient partie de notre peau d'âme - ce pelage qui nous enveloppait et enveloppait aussi le monde sauvage naturel - du moins jusqu'à ce qu'on nous apprenne que les saisons étaient seulement au nombre de quatre et qu'il y en avait trois, pas plus, pour les femmes : enfance, âge adulte, vieillesse."