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Une envie de bonne heure
23 août 2010

La Chute d'Icare (10 et fin)

"Le voyage est un travail et, sans doute aussi, un art.

Il n'autorise pas le laisser-aller, mais requiert le meilleur de notre acuité."

Extrait: "Du volcan au chaos, Journal sicilien" d'Edith de la Héronnière, aux éditions Pygmalion

MarcChagall_Lachuted_Icare_250

Marc Chagall

Hier après-midi, nous avons pris un peu de temps pour parler, Jean-Marc et moi. Il sait que j'écris et revisite ce voyage. Il m'observe je crois.

Suite du récit la Chute d'Icare:

Le soir, à l'hôtel, nous avons mangé avec un architecte suisse allemand qui faisait partie du projet, dans une autre partie de la ville. Il avait décidé de rentrer un peu au pays et faisait le voyage avec nous. Dans la conversation, il a compris que je voulais revenir à Sanaa (il ne savait pas pourquoi évidemment) et m'a proposé de travailler avec lui, parce qu'il ne pouvait pas rentrer dans les maisons facilement, en tant qu'homme. Une femme collaboratrice pour son travail lui aurait permis d'accéder à des informations précieuses. J'acceptais la proposition, il me semblait que tout s'articulait pour m'aider à retourner au Yemen. Nous avons décidé de rester en contact pour organiser ce projet. A l'aéroport de Genève, mon ami m'attendait. Je suis d'abord restée un peu chez lui à Genève, je lui ai raconté. Notre histoire était déjà sur le déclin avant mon départ. La rupture était amorcée. Puis je suis rentrée dans mon petit logis d'étudiante, à 60 km de là, par le train. Chez moi, à peine rentrée, le téléphone a sonné. C'était Seif. Je n'ai certainement pas eu des paroles rassurantes. Je crois que j'ai dit que je n'étais pas libre, un truc du genre. Je ne savais plus trop où j'en étais avec ma vie sentimentale. Et puis j'avais besoin de temps. Il n'entendait rien, il était encore sur son petit nuage. Il voulait que je lui envoie des photos de moi. Je lui ai écrit une lettre, pour lui dire que j'allais revenir dans l'hiver. Il m'avait écrit lui aussi. Au dos de l'enveloppe son nom, son adresse, celle du palais  où il avait sa chambre. Je n'ai pas retrouvé sa lettre dans les boîtes. Un jour, j'ai pris le téléphone, pour parler à l'architecte qui était retourné à Sanaa. Je voulais organiser le projet de ma venue et de mon travail éventuel avec lui. Je ne me souviens plus de la conversation exactement, mais c'est là que j'ai appris que Seif était allé partout dans Sanaa parler de notre histoire, qu'il se vantait de sa conquête, l'architecte riait, me disait qu'il ne croyait rien de tout cela. J'ai demandé si je pouvais parler à Seif. "Seif est parti, il a perdu la tête, apparemment il a été abattu à la frontière, tu sais, il y a des émeutes qui commencent au Yemen, peut-être une guerre civile à nouveau". Je ne voulais pas croire à sa mort. Je décidais que, coûte que coûte, il fallait retourner, pour vérifier, pour comprendre, pour accepter pour.....faire face à la mort.

En octobre, l'école recommençait. J'avais organisé avant mon départ le projet d'une année supplémentaire avec 4 autres étudiants, l'idée était de travailler sur un thème commun et d'exposer dans un lieu à l'extérieur de l'école. Une sorte de tremplin pour une vie d'artiste future. J'avais été, cette dernière année, un moteur pour la volée que je trouvais trop perso et je m'étais donnée beaucoup de peine pour organiser l'exposition de fin de quatrième, une salle pour chacun, l'envie de créer un esprit dans l'école, quelque chose de moins individualiste. Mon prof, celui qui nous avait envoyé au Yémen, soutenait notre initiative et devait suivre l'évolution de nos travaux. Je lui avais fait part de mon intention d'un retour à Sanaa. Il n'avait pas désapprouvé, comprenait mon envie, il était habitué aux voyages, était né en Afrique et savait qu'il est parfois difficile de revenir à la vie européenne. Un jour pourtant, alors que nous avions rendez-vous pour parler "arts plastiques", il m'a posé la question de front. Les histoires yéménites étaient arrivées jusqu'à ses oreilles. J'ai avoué ma liaison; il l'a très mal pris. De la morale d'abord "je t'avais fait confiance, tu étais la plus âgée". Le pire pour moi a été l'amalgame qu'il a fait avec les responsables du projet à savoir le comportement des autres membres de l'équipe, qui avaient bu, les filles qui ne prenaient pas garde à leur attitude (aller sur la terrasse se faire sécher les cheveux, dans un pays où les femmes sont cachées, surtout les cheveux..), toutes ces choses évoquées dans les billets précédents sont tombés sur moi comme un couperet comme si je portais toutes ces "erreurs" dans ma seule personne. Je n'avais plus la force de me défendre. Je n'avais plus la force de rien. Il m'a menacée de m'expulser de l'école si je retournais là-bas. J'ai eu peur, de devoir rembourser la somme des cinq années de bourse que l'Etat m'avait accordée, j'ai eu peur de tout.

L'année s'est déroulée. Tous les rendez-vous que j'avais pris avec ce prof, il les a zappés, une volonté délibérée de sabotage (il me l'a dit à la fin de l'année).  Je n'ai pas réussi à faire un travail cohérent. J'étais enlisée dans une pitoyable estime de moi-même. J'aurais eu besoin d'aide. Au moment de l'exposition, mes travaux étaient médiocres. J'avais même renoncé à la peinture qui était tout de même mon médium de prédilection pour partir dans des pistes plus contemporaines, plus à la mode, des installations pleine de discours. Mon père est venu, cette fois-ci, lui qui n'avait pas daigné venir voir mes peintures l'année d'avant. Il n'a rien compris à mon travail, ni à celui des autres, ce qui lui a permis de dire par la suite combien ce que j'avais fait était n'importe quoi et que l'école que j'avais suivie ne valait rien. La relation avec ma famille n'a cessé de se dégrader depuis.(évoqué ici et ici).

Ces hommes, dans ce projet, les sauveurs d'un patrimoine, qui disaient vouloir aider le sort des femmes yéménites qu'ils croyaient prisonnières dans leur palais, en créant un centre de parole pour les aider, n'ont pas supporté la femme européenne qui décide de vivre une histoire  librement, qu'ils ont jugée comme étant une vulgaire coucherie. Urs, qui a vécu des histoires avec des femmes, éthiopienne, puis somalienne, n'a jamais eu de blâme. Il a même, m'a-t-on dit plus tard, épousé celle à qui j'avais ouvert la porte, dans la nuit vous vous souvenez? L'épouser pour la sauver de sa condition de réfugiée somalienne au Yémen et lui offrir une situation en Suisse. Mon prof, un an plus tard, a quitté sa femme, pour aller vivre avec une élève....Les hommes s'autorisent à vivre leur vie d'homme, sans qu'il y ait de préjudice pour leur avenir professionnel, sans qu'il y ait de jugement. J'en suis encore dégoûtée aujourd'hui. N'ont-ils pas usé d'un pouvoir, celui de m'enfermer dans le palais de la morale?

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La chute d'Icare, titre de ce voyage, symbole d'un orgueil. L'orgueil du Prix de Peinture, qui m'a fait croire que j'étais arrivée à un accomplissement, l'orgueil de Seif, pour avoir séduit l'"européenne" et ce besoin de le crier sur tous les  toits,  mon orgueil d'être mise ainsi sur un trône de reine de pacotille.

Je n'ai plus réussi à peindre une seule toile depuis ce jour.

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Les photos demandées par Seif, qui n'ont pas pu arriver jusqu'à lui

J'ai mis du temps à me relever, il a fallu récupérer les morceaux éparpillés. Ce poème, lu hier, pourrait illustrer l'état dans lequel je me trouvais, lorsque j'ai rencontré Jean-Marc 

« Croyez-m'en bien mon vieil ami

on a coupé mes ailes

on a brouillé mon ciel

on a miné la terre sous mes pas d'espérance

on a tué mon ange

on a brûlé mon âme

on a drogué mon coeur

on a sali mon rêve

on a déchiré mon beau costume

dans une bagarre d'ivrognes spirituels

 

Croyez-m'en bien mon cher ami

je m'amène chez vous

dans un état très lamentable


 Voulez-vous bien me recueillir

pour une nuit

le temps de recharger

soigneusement

mes armes

celles de la colère de la révolte et de l'amour. »

Achille Chavée (1906-1969) extrait de "De vie et de mort naturelles" Editions Lucpire

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Commentaires
D
Ma chère Christiane, je reviens de vacances, je suis venue lire la suite de la chute d'Icare, cette suite d'histoires qui n'en forment qu'une, commencée avant mon départ...<br /> Je suis bouleversée par ton récit, par tes photos, mais peut-être davantage par ce qui n'est pas écrit. Car, j'ai l'impression, peut-être fausse, que la fin, on l'écrit vite, parce qu'il y a urgence.<br /> Je reste très marquée par ton billet qui s'achève sur le début de ta chute. Sans doute, tu t'es relevée. Aujourd'hui, tu t'es relevée. Tu as construit ta vie. Différente de celle que tu pouvais attendre. Juste différente.<br /> Je t'embrasse.
P
Voilà, je suis de retour. Plongé dans ces souvenirs de voyage et de vie! Merci Christiane!<br /> C'est avec une grande curiosité que je viens de lire ces lignes, ces mots retrouvé de souvenir lointains. Et les miens sont pareils et en même temps différents. Bien sûr.<br /> J'aurais envie de rajouter des images. Mais pas aujourdhui.<br /> Aux plaisir de retrover ce lien, de le suivre vers le passé mais surtout dans le présent. C'est le bon moment.<br /> Peter
P
Voilà, je suis de retour. Plongé dans ces souvenirs de voyage et de vie! Merci Christiane!<br /> C'est avec une grande curiosité que je viens de lire ces lignes, ces mots retrouvé de souvenir lointains. Et les miens sont pareils et en même temps différents. Bien sûr.<br /> J'aurais envie de rajouter des images. Mais pas aujourdhui.<br /> Aux plaisir de retrover ce lien, de le suivre vers le passé mais surtout dans le présent. C'est le bon moment.<br /> Peter
C
@Je ne sais pas Anne, mais je crois qu'ils étaient un peu trop lourds, ces mots, pour continuer ma route. Je les ai écrits et suis heureuse de partager cette part de ma vie que, bien sûr, je n'oublierai jamais.
A
J'ai lu toute l'histoire. Incapable je crois d'imaginer pour moi une telle écriture après tant d'années. Elle était déjà écrite, cette longue et douloureuse histoire, si belle. Où donc aviez-vous déposé ces mots dormants pendant toutes ces années ? Et qu'ils soient là, intacts, prêts à prendre vie sur votre beau papier ...
Une envie de bonne heure
  • la bonne heure est chaque heure et que d'aucune heure on ne peut dire qu'elle n'est pas la bonne. C'est une bon(ne) heur(e) parce que je la soulève dans mes bras. Je la prends à moi. "N'oublie pas les chevaux écumants du passé" de Christiane Singer.
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